l’eG8 nous a replongés dans une question qui parait sans cesse mal posée : celle du droit d’auteurs et de sa difficile rétribution sur Internet.
Remarque liminaire : vous aurez sûrement remarqué qu’à quelques exceptions près, seuls des intervenants « corporate » étaient présents, et seuls les intervenants américains semblaient tenir une position ambitieuse.
Face à un changement de l’ampleur d’Internet, c’est la forme d’art qui n’est originellement attachée à aucun support qui a le plus souffert : la musique.
Qu’est-il arrivé à cet art que nous n’emportons désormais plus seulement dans notre mémoire, mais également dans notre baladeur numérique ?

Le début du XXème siècle a été marquée par l’irruption de l’industrie dans tous les domaines de la vie. On apprend bien ça à l’école : des pans entiers de l’économie ont été industrialisés. Et les auteurs critiques ont bien vu que cela touchait jusqu’aux arts. La vision critique la plus claire de ce qui arrivait à la musique, c’est celle de Walter Benjamin dans L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilite technique. Je dois à un de mes professeurs (Yves Jeannerey) d’avoir lu avec un peu plus d’attention ce qui me paraissait un « essai » actuel, là où je n’aimais lire que des œuvres intemporelles (depuis j’ai appris qu’il n’y en avait pas tant que ça).
Le constat de Walter Benjamin est que le rapport à l’art ne sera plus le même, dés lors qu’on peut le reproduire ad nauseam sur un support, qui lui-même sera démultiplié comme par miracle. La séparation de l’œuvre du moment et du lieu de sa création fait chavirer nos repères bien romantiques (et qui continuent de l’être malgré les deux siècles qui nous séparent de cette période) : adieu « génie », « inspiration ». Tout est tellement plus accessible en ce début de XXème siècle que l’art cède à la banalité.
Vint Adorno quelques décennies plus tard pour reprendre cette vision critique de la reproduction de l’art. Platon parlait déjà du changement qu’introduisait l’écriture, jusque dans notre manière de penser. Sur le principe rien ne change, mais dans notre expérience tout est bouleversé. Et Adorno, dans Le Caractère fétiche de la Musique, de faire valoir que la musique est désormais une marchandise; qu’elle a deux valeurs, l’une d’usage, l’autre d’échange, mais que c’est bien la deuxième qui a pris le pas sur la première. Pour résumé, nous ne faisons plus qu’ « entendre » la musique, et nous n’aimons d’elle que le statut qu’elle nous confère dans la représentation sociale des autres, à tel point que nous avons fait de la consommation du support – qui la tient prisonnière, un signe de reconnaissance plus que l’écrin d’une œuvre d’art. Je dois dire que cette dernière vision m’a parue très pessimiste et puriste. Il n’y a guère que la musique exécutée qui trouve grâce aux oreilles d’Adorno, et il faudrait que les catégories de pensée et l’appareil critique des auditeurs soient du même niveau que celui des exécutants (« tu ne sais pas ce que veut dire « scherzo », sors ! »).
Mais ce n’est pas sur cet aspect de son analyse que le contexte actuel apporte un regard nouveau.
C’est plutôt sur celui du glissement de la valeur qui va de l’œuvre vers le support.
Nous nous repaissons de supports, et nous sommes inondés par la diffusion. Or, l’apparition des supports numériques a plusieurs effets problématiques pour la musique supportée. Le premier effet est de rendre la musique et son acquisition possible à travers les distances, en remplaçant une chaîne logistique de distribution traditionnelle par un dispositif matériel technologique. Le deuxième, qui est en partie une conséquence du premier, c’est l’accumulation d’œuvres musicales de périodes et de genres disparates dans des quantités infinies grâce aux supports numériques. Autrement dit, nous pouvons écouter de plus en plus de musiques, et chaque génération gagne encore une quantité d’archives musicales supplémentaires. Il est d’ailleurs étonnant de voir la musique de variétés raccourcir sans cesse son horizon de commémoration, pour célébrer dans des compilations les décennies précédentes quand la musique compte une histoire plus que millénaire (à quand un compilation, « Les meilleurs tubes de 1680 »). Cela ne devrait pas nous surprendre, car cet horizon correspond bien à l’avènement de la musique pour le support.
Mais cette accumulation a une conséquence, dont on ne voit pas l’anticipation dans le livre d’Adorno : la dévalorisation complète du support.
Déjà, nous n’écoutions plus la musique que nous passaient les radios dans les supermarchés que pour nous distraire d’une activité intellectuelle incongrue dans un tel endroit. Mais désormais la convocation capricieuse du flux musical numérique déplaît à ceux qui en contrôle les revenus.

Vous comprenez bien le problème: c’est une dévalorisation de l’économie de la musique. Celle-ci se rétribue sur la vente du support et le support se dévalue. La baudruche explose et l’industrie a souffert d’avoir lâché tout cet air trop vite.

Depuis 1995 et Napster, le grand public est conscient de la plus grande accessibilité de la musique. Et les maisons de disque depuis ce temps-là défendent une seule position : freiner des quatre fers pourvu que les marges ne diminuent pas brusquement (dans un premier temps on peut dire que c’est un raté, mais enfin ils voient peut-être arriver le bout du tunnel). Face à cet objet étrange qu’est Internet, peu d’acteurs de l’industrie musicale (les politiques comme les commerçants) ont eu une approche intelligente : trouver un nouveau modèle économique pour les uns, et questionner la définition de l’œuvre et son lien avec le créateur pour les autres.
Grosso modo, leur position est simple : l’œuvre appartient à l’artiste, nous représentons l’artiste, refusons le pillage. L’argument principal : le piratage tue la création (sic) Comme si la création avait besoin de support ! Qui oserait prétendre aujourd’hui que la création du moment est meilleure que celle d’il y a deux siècles où les supports ne régnaient pas en maitre ? Qui pense qu’il n’y aura plus de créateurs quand bien même ils ne seraient plus rémunérés ?
Cela revient à nier qu’une évolution technologique de l’ampleur d’Internet a un effet sur notre manière d’écouter la musique, et donc sur notre lien à l’œuvre. C’est demander un statu-quo, quand les choses continuent d’avancer malgré cela. Il a fallu attendre des acteurs capables d’un compromis, qui offre un nouveau service à ses clients, et ménage les industriels (Deezer, Spotify, Emusic) pour qu’on puisse enfin voir des solutions satisfaisantes plus de 15 après.

L’invention du droit d’auteur au XVIIIème siècle correspond l’avènement d’un nouvel archétype d’artiste. Celui-ci n’était plus un artisan de génie, c’était un créateur, dont l’effort artistique se produisait dans son esprit.
Peut-être serait-il temps de poser de nouveau la question du lien entre l’artiste et l’œuvre, et de la légitimité des maisons de disques a représenté des musiciens.
Au fond de tout cela, nous sommes prisonniers d’un paradigme du rapport à l’art, dont les nouvelles technologies ne nous aident pas forcément à sortir, mais il serait bon pour notre société d’anticiper l’entrée dans ce nouveau paradigme pour pouvoir légiférer (ou non), vendre (ou non) correctement, et en tout cas y créer un espace de liberté créative.

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